Nazisme : les opérations « T4 » et « 14F3 » (2ième guerre mondiale 1939-1945)
2.4. La psychiatrie au service du projet hitlérien
Avec le lien entre eugénisme et euthanasie, le pas était franchi, et lorsque le projet hitlérien se met en place, à quelques exceptions près, tous les grands médecins psychiatres d’Allemagne y apportent leur contribution. Avant 1933 en Allemagne et après 1933 dans les autres pays, la majorité des eugénistes n'a en effet jamais évolué jusqu'à l'euthanasie. Des pays démocratiques comme la Suède ou les États-Unis, qui mettent en place des lois de stérilisation eugénique, n'en arriveront jamais à l'euthanasie étatique. Mais en Allemagne, la conjonction des théories eugénistes de la psychiatrie allemande et de l’évolution politique allemande entre 1933 et 1939 débouche irrémédiablement sur l’euthanasie. Il existe des liens indéniables entre la logique eugéniste de la psychiatrie allemande et la logique nazie de l'euthanasie au nom de l'intérêt collectif.
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Tübingen 1937 : le 9è congrès de la « Société allemande d’anthropologie physique » voit se réunir entre autres les docteurs Eugen Fischer, Otmar von Verschuer, Alfred Ploetz et Josef Mengele qui posent avec d’autres congressistes. Durant ce congrès, les participants décident de changer le nom de leur organisation : elle s’appellera désormais « Société allemande pour l’hygiène raciale ». Mengele se trouve à gauche du second rang. |
Il y a donc d’incontestables liens entre eugénisme et euthanasie étatique, liens qui tiennent à la proximité de leurs matrices idéologiques respectives. Le cadre conceptuel nazi de l'euthanasie au nom de l'intérêt collectif partage cinq éléments essentiels avec l'eugénisme :
- La prééminence de la « santé collective » sur la santé de l’individu : il existe une légitimité collective supérieure au simple bien-être des patients concernés. La valeur essentielle n'est plus l'individu malade qu'il faut aider mais la santé collective. Le traitement passe par l'éradication médicale - la stérilisation ou l'extermination, l’extirpation des « cellules malades » du corps collectif, le « Volk ». Ainsi l’éminent neurologue Viktor von Weizsäcker de l'Université de Heidelberg expliquait que les médecins « prendre part de façon responsable au sacrifice de l'individu pour la collectivité » dans ce cadre de la politique nazie de l'élimination des « vies sans valeur » ou des « capacités de fécondation sans valeur »…
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Viktor von Weizsäcke |
- La logique de l'efficacité nationale : dans la logique de l'eugénisme, il s'agit de maximiser l'efficacité nationale, en améliorant le « capital humain » biomédical de la nation et en éradiquant préventivement les individus médicalement ou socialement onéreux. Les théories nazies de la pureté de la race vont exactement dans le même sens. Pour le professeur Hoche, la situation de l'Allemagne exige la « plus grande productivité de tous » et il n’y a plus de place pour « les moitiés, les quarts et les huitièmes d'aptitude au travail ». Agissant au nom de l’intérêt collectif, l'État peut ainsi estimer qu'un individu socialement « inutile » voire « nuisible » et qui coûte cher à la société, par les soins permanent et l'encadrement qu'il exige, doit être « euthanasié ». Ainsi la médecine devient peu à peu une médecine du rendement, de la productivité, une « Leistungsmedizin », produisant des « technocrates médicaux » qui font froidement le tri entre les patients d'après un calcul économique.
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« Au nom de la race... » : le « bon sang allemand » |
- Une éthique naturaliste fondée sur le darwinisme : L'éthique des eugénistes radicaux et des nazis est une éthique « naturaliste » : Les actions humaines doivent s'inspirer des « lois de la Nature » : la « Nature » progresse en laissant périr, sans descendance, tous les « faibles » et « ratés » : ils représentent les « variations inférieures » de l'espèce. La nature répare ainsi d'elle-même ses « erreurs » grâce à la « sélection naturelle ». Dans l'eugénisme comme dans l'euthanasie étatique, la médecine ne fait ainsi que corriger ses propres « effets pervers ». La conception chrétienne selon laquelle il faut maintenir en vie coûte que coûte, même les plus faibles, est battue en brèche par la conception « naturaliste » nazie pour qui la conservation de tels individus va totalement à l'encontre de la nature.
- Le déterminisme biologique : le postulat « cérébraliste », selon lequel les maladies mentales sont des maladies du cerveau (« Geisteskrankheiten sind Gehirnkrankheiten ») devient le paradigme majeur de la psychiatrie académique allemande à partir des années 1880. Selon ce postulat, l'homme n'est plus le sujet libre et décisionnaire des philosophes libéraux, mais l'objet de sa biologie cérébrale. Prisonnier de sa « nature » biologique, il peut difficilement échapper à sa condition de « fou », de « psychopathe sexuel »,d’« homosexuel », de « criminel » ou d'« asocial ». Ce déterminisme biologique ne laisse pas d'autre choix aux hygiénistes qui veulent éradiquer ces maux de la société, que d'éliminer les porteurs de telles prédispositions…
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« Le bon choix d’un époux… ». La « biologisation » des qualités humaines est un des éléments fondamentaux de l’eugénisme et de l’hygiène raciale nazie. De telles affiches largement diffusées devaient contribuer à des unions maritales dans le sens de l’hygiène raciale telle qu’entendue par les idéologues |
- Le « matérialisme biologique » contre la tradition biblique : l'éthique « humaniste » judéo-chrétienne reste le dernier obstacle qui empêche alors de franchir le pas de l'euthanasie. Quelques rares psychiatres eugénistes résisteront au nom de cette éthique, comme Bonhoeffer ou Ewald. Pour eux, la dignité et le droit à la vie d'un individu est totalement indépendant de l'état de son cerveau, il est inconditionnel et un handicapé mental ou un aliéné incurable reste un être humain méritant le même respect que tout autre être humain. Au contraire, pour les « matérialistes biologistes », l'état d'humanité est déterminé, dans l'échelle de l'évolution biologique, par un certain nombre de conditions cérébrales et neurocognitive. Si l'essence humaine n'est pas une donnée transcendante par rapport à la matière biologique mais en découle, alors un moindre développement cérébral implique un moindre degré d'humanité. En-deçà d'un certain niveau évolutif, la qualité d'humanité s'estompe et disparaît. Il n'y a plus qu'une "écorce humaine vide" sans humanité. En psychiatrie, ce matérialisme cérébral entraîne une infériorisation des patients. Les handicapés mentaux ne sont pas des « hommes » au sens plein du terme mais des « inférieurs », des « Minderwertigen »… Le professeur Werner Catel, pédiatre renommé, va jusqu’à parler au sujet d'handicapés mentaux graves d'une « massa carnis », « amas de viande »… dans une telle optique, supprimer un handicapé n'est pas plus répréhensible que de tuer un chimpanzé
Ainsi, pour la majorité des psychiatres allemands, la « suppression des existences indignes d'être vécues » apparaît comme une forme extrême et radicalisée de l'eugénisme négatif dans un contexte politique où tout ce qui semble bénéfique pour la collectivité nationale est autorisé. Pour le Prof. Pohlisch, en 1941, le problème est simple : « Que vise l'eugénisme à la fin ? Que notre peuple possède autant d'hommes de valeur que possible et aussi peu d'hommes inférieurs que possible. » Mais les eugénistes allemands sont conscients que la stérilisation n'apporte qu’une solution lente et incomplète. Ils savent, d’après une loi de génétique des populations établie par W. Weinberg, statisticien médical renommé, nazi convaincu et fondateur de la Société d'Hygiène Raciale de Stuttgart… qu’il faudra cinq siècles pour réduire de 1% à 0,1% l'apparition d'une maladie génétique récessive dans une population en stérilisant les seuls malades homozygotes… Pour tous, les Schneider, les Nitsche, les Politsch, l'euthanasie vient donc remédier à la lenteur de la stérilisation - solution à très long terme. À court terme, l’élimination immédiate des « lebensunwerten Lebens » permet à l'État de réaliser de substantielles économies.
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